La mixité et la gouvernance d’entreprise – Entretien avec Viviane de Beaufort
La place des femmes dans la société japonaise est aux antipodes de celle occupée par celles- ci dans la société française. Tandis que femmes ministres et grandes dirigeantes d’entreprises sont nombreuses depuis plusieurs décennies en France, au Japon l’idée selon laquelle une implication professionnelle des femmes est incompatible avec une vie familiale harmonieuse perdure.
Au Japon, la France est connue comme un pays de la mode, de l’art et de la gastronomie. En réalité, et je réalise tous les jours, c’est un pays international et compétitif – beaucoup plus que les Japonais ne le croient – où les femmes participent à la gestion des entreprises et à la vie politique du pays avec les hommes en tant que administratrices des grandes entreprises, ministres ou même présidente de l’organisation patronale équivalente à Keidanren.
Le Japon a récemment commencé à promouvoir la participation des femmes aux marchés du travail. Le Ministère de l’Economie a rendu un rapport sur la promotion de la mixité, le Barreau de Tokyo a consulté le Barreau de Paris pour promouvoir la mixité au sein du Barreau. Mais, au-delà de la simple promotion de travail des femmes, les débats sur la promotion de la mixité dans la gouvernance d’entreprise, l’égalité des salaires ou la surveillance l’égalité professionnelle au sein des entreprises par le gouvernement sont toujours très insuffisants.
Madame Christine Lagarde, directrice générale de la FMI a rappelé, dans son discours à Tokyo de septembre 2014 intitulé « Le pouvoir économique de la responsabilisation des femmes : Les femmes peuvent-elles sauver le Japon ? », que « Si nous voulons un avenir économique solide et prospère du Japon, il est évident que nous avons besoin des femmes japonaises fortes et intelligentes dans la direction de l’économie » et a proposé aux Japonais de réduire l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes, de revoir la culture d’entreprise qui valorise le présentiel et qui exclut les femmes des emplois stables et d’introduire la rémunération au mérite et au rendement.
Nous avons rencontré Madame Viviane de BEAUFORT, professeure à l’ESSEC Busines School, l’une des personnalités les plus engagées, en France, en faveur de la promotion de la mixité.
Viviane de BEAUFORT, Professeure à ESSEC Business School
Très tôt attirée par la construction européenne, inspirée notamment par l’aura de grandes politiques comme Madame Simone Veil, alors Présidente du Parlement européen, Viviane de Beaufort entame des études à l’Université de Paris X en droit et sciences politiques puis à Paris I en droit de l’Union européenne. Elle effectuera plus tard son doctorat, après avoir eu l’opportunité de travailler au sein des institutions européennes, lors de la période inspirante de la signature du Traité de l’Acte Unique. Elle choisira ensuite l’enseignement supérieur persuadée que l’avenir de l’Europe passe par la pédagogie. Vivianede Beaufort enseigne à partir de 1996 à l’ESSEC. Elle se verra attribué en 2006, une chaire Jean Monnet de la Commission européenne. Full Professeur, elle a fondé en 2008 le Centre Européen en Droit et Economie, centre de recherches et think tank reconnu par l’Union européenne qu’elle codirige, (avec le cursus droit ESSEC crée en 2002).
Elle est auteure de près de 130 articles et 11 ouvrages sur des thèmes divers : droit de la concurrence, droit commercial international et européen, les Offres publiques d’acquisition et le droit des groupes européen, la gouvernance d’entreprises et la RSE mais aussi des problématiques de gouvernance publique dont le lobbying, la citoyenneté européenne, les processus institutionnels.
A partir de 2008, elle va s’intéresser à la mixité et aux questions de genre et développer des travaux de recherches en se basant sur les travaux Gender menés aux USA., puis créer les programmes dédiés « WOMEN ESSEC » : premiers programmes d’enseignement supérieur en France, destinés à accompagner les femmes souhaitant créer une entreprise, celles évoluant dans des grandes sociétés et celles tentées par des mandats sociaux au sein des Conseils .. Cette dernière formation High Executive de l’ESSEC (Women be European board Ready) qu’elle dirige est dispensée par des professeurs dont elle –même , des experts de la gouvernance et de différentes disciplines : droit, finances, stratégie, mais aussi des sociologues et des psychologues et des coachs pour travailler sur les stéréotypes et les postures.
Femme engagée, elle a décidé de développer des liens avec les réseaux de référence féminins en France et dans le monde. Viviane de Beaufort est chevalier de l’Ordre du Mérite depuis 2011, distinguée pour son engagement européen et dans l’Education supérieure. Elle est mère d’une fille qui a désormais 28 ans.
* Cet entretien a été réalisé en septembre 2015
Akiko Nagasawa : Quels ont été vos motivations lorsque vous avez fondé les « Women Essec » programmes, dédiés aux femmes.
Viviane de Beaufort : A l’origine, il s’agissait de permettre à des femmes de développer des entreprises en se donnant les moyens. Puis, la question de l’accès de femmes au sein des Conseils d’administration a été largement évoquée avec la loi sur les quotas. Accompagner celles-ci dans la conquête des mandats m’a paru crucial car la problématique est plus large : c’est celle de la mixité à chaque niveau de la pyramide dans l’entreprise, et dans toute organisation, pour que les femmes motivées puissent développer un parcours et s’épanouir à chaque stade de leur carrière.
La France, connue pour son taux d’emploi féminin important n’a toujours pas réglé la question du « plafond de verre » ou de l’égalité des salaires et retraites : le soutien aux jeunes femmes au moment où elles fondent une famille n’est pas toujours suffisant pour qu’elle qu’elles ne renoncent pas à une carrière.
C’est la raison pour laquelle à l’ESSEC, je me suis engagée et notamment fondé trois programmes qui se complètent :
« Femmes et Talents », destiné à soutenir les jeunes diplômées à revendiquer d’articuler leur vie personnelle et professionnelle, au moment des sauts de carrière et de la construction d’une vie personnelle ;
« Entreprendre Au Féminin » qui accompagne des femmes souhaitant créer leur entreprise en les formant et en les mettant en contact avec les réseaux professionnels ;
« Women be European Board Ready » pour les femmes administratrices (ou candidates) et celles qui montent au sein des Comex / Codir au faîte d’une carrière brillante dans l’entreprise.
Je pense qu’il faut travailler sur ces trois niveaux de parcours en même temps, pour armer les jeunes femmes et les plus confirmées, chacune à son stade et avec sa propre problématique.
AN : Dans le programme « Women be European Board Ready », vous aidez les femmes non seulement à acquérir des compétences mais aussi à apprendre la « posture » d’administratrice d’entreprise. Concrètement, que voulez-vous dire par là?
VDB : Les postes de conseil d’administration ont été très longtemps majoritairement, voire exclusivement réservés aux hommes dirigeants, la loi qui impose la mixité crée une recherche de femmes ayant d’autres profils, car elles sont rares à être dirigeantes, plus souvent en charge de directions opérationnelles dans l’entreprise, les fonctions supports ou encore exerçant des professions libérales (avocates, etc.). La formation est aussi un accompagnement pour que les femmes puissent s’adapter à ce changement de posture consistant à passer d’un rôle exécutive (même à un haut niveau) à un rôle d’impulsion et de contrôle des missions initiées. Ce sont d’autres réflexes et attitudes. En outre, les femmes – encore minoritaires au sein des Conseils – doivent développer une capacité à s’affirmer (complexe de l’imposteur du minoritaire) sans surcompenser non plus et paraitre agressive C’est pour cela que je travaille avec des coachs excellents et en adoptant une approche comparée, car la culture d’un pays à l’autre à cet égard varie.
AN : Comment avez-vous vécu l’effet des lois sur la parité, lois Copé-Zimmermannii qui a instauré la parité dans le Conseil d’entreprise?
VBD : Consultée comme d’autres référents, j’étais pour la France plutôt pour une telle loi, car notre difficulté à évoluer et changer de modèle est une réalité. L’introduction des quotas fait des émules depuis 2011. La France est sur le sujet un modèle pour d’autres pays, dont l’Espagne et l’Allemagne qui ont fait ce choix et d’autres comme le Maroc ou le canada qui se questionnent. L’application de la loi est suivie par le gouvernement et il y a également
une pression sociétale forte. La proposition de directive européenne sur les quotas pour les Conseils qui pourrait être à nouveau proposée sous cette mandature, était assez proche du modèle français. Pour notre pays de culture latine, à la différence des pays anglo-saxon, je crois qu’il n’était pas possible de faire l’économie d’une loi contraignante, afin de faire évoluer la situation. Cette discrimination positive peut être provisoire, et si l’objectif de 40% est atteint en 2017, il est envisagé de sortir d’une logique de quotas, dès lors que l’on sera assuré d’une évolution suffisante des entreprises et plus globalement de la culture de notre société). La nomination d’une femme dans un conseil d’administration ne sera plus celle d’une femme, j’espère d’ailleurs que c’est déjà le cas en grande partie, mais la nomination d’une experte qui peut apporter à l’équipe du conseil une valeur ajoutée sans considération de genre.
La loi a été adoptée pour créer un effet de levier, et elle est efficace parce qu’il y a un suivi et des sanctions, mais surtout parce que cela crée un effet de « benchmark », suscite le débat et développe de nouvelles attitudes et, parce qu’il y a un effet d’entrainement dans les espaces de pouvoir non concernés par la loi comme les Comités de direction. Des statistiques et des études mondiales (dont les miennes) établissent que globalement les décideures femmes sont sensibles à l’éthique, plus idéalistes et sensibles à la RSE, au développement durable … Des femmes en capacité de décision, c’est une voie assurée du fait d’une complémentarité des équipes. Et c’est vrai à chaque niveau. La mixité du Conseil d’administration est importante non du simple point de vue de l’équité du genre, mais avant tout, pour l’amélioration de la qualité de la gouvernance et au final celle de la compétitivité des entreprises.
AN : Au Japon, seuls 1% des postes de direction des entreprises cotées et 8% des sièges du Sénat sont détenus par des femmes. La loi sur la parité est très loin d’être adoptée. Quels sont vos messages aux femmes japonaises qui luttent pour l’égalité hommes-femmes ?
VDB : Lors du Global Summit Forum qui s’est déroulé à Paris l’année dernière, j’ai rencontré des dirigeantes japonaises et nous avons pu échanger. J’ai notamment le souvenir d’une femme d’une quarantaine d’années en charge d’aborder la question de l’égalité homme-femme en tant que conseillère auprès du Maire de Tokyo. Elle était très décidée mais son souhait de faire évoluer les mentalités se heurtait, me disait-elle, à d’innombrables difficultés. Et un constat : elle n’avait ni mari, ni enfant. J’ai eu ce sentiment amer qu’au Japon, les femmes sont contraintes au sacrifice d’une vie familiale pour leur carrière professionnelle.
AN : Au Japon, il n’y a pas suffisamment de nounous ou de crèches qui permettent aux femmes ayant des enfants de continuer leurs carrières.
VBD : Certes, mais je pense qu’il n’y a pas que cela. Le problème est plus ancré. Le regard de la société identifie les femmes continuant leur carrière et qui ont des enfants comme des femmes laissant de côté leur rôle de mère. C’est le cas en l’Allemagne, et à bien des égards au Japon, la situation est similaire ou pire. Ce regard de la « mauvaise mère » est culturel et un changement nécessitera du temps et beaucoup de patience mais aussi peut être des politiques publiques affirmées. La difficulté principale des Japonaises, c’est qu’elles sont isolées. Pour sortir de cet isolement, créer des réseaux est essentiel mais aussi avoir un soutien de l’extérieur. D’où l’idée d’un Women’s Forumiii au Japon pour que les Japonaises puissent y assister et constituer de tels réseaux. Cela permettra de faire évoluer les mentalités.
On pourrait aussi des députés du Parlement européen pour une mission spécifique au Japon sur ce sujet car le Parlement européen est très engagé avec une commission des Droits de la femme importante pour partager l’expérience et le cheminement de la mixité telle qu’elle se dessine en Europe serait important. Et, comme l’Allemagne semble culturellement proche du Japon, l’intervention d’un député allemand présentant, sous l’égide de la Chancelière Madame Angela Merkel, l’instauration de quota pourrait recueillir un écho auprès d’un public japonais.
La politique de mixité en Europe a été développée dans un contexte lié à la fois au vieillissement de la population et au ralentissement économique, devenue crise aujourd’hui.
Le Japon vit une crise similaire, et il faut bien réformer le système pour ne plus gâcher les compétences des femmes hautement diplômées – l’éduction coûte cher au Japon et ce n’est ni sage ni rationnel d’un point de vue économique de renvoyer des jeunes filles à la maison.
AN : En Europe et aux Etats-Unis, conformément au Pacte Mondial de l’ONU ou aux principes directeurs de l’OCDEiv, la RSE intègre la question de l’égalité hommes-femmes et la lutte contre les discriminations de genre. Or, au Japon, la notion de RSE est comprise uniquement comme un engagement des entreprises à respecter l’environnement et à contribuer à la communauté civile. Qu’en pensez-vous ?
VBD : La RSE est avant tout un facteur d’innovation dans l’entreprise et c’est dommage que les entreprises japonaises ne l’utilisent pas comme outil de progrès y compris sociétal. Après l’accident nucléaire de Fukushima, les Japonais auraient eu l’occasion de réfléchir sur les modèles économiques existants et d’introduire la RSE plus activement pour moderniser le système. Le Japon se situe à la dernière place sur la question de la mixité, selon les statistiques des organisations internationales. Les filiales japonaises des entreprises étrangères membres du Pacte mondial appliquent les bonnes pratiques vis-à-vis de leurs fournisseurs et clients japonais, cela peut permettre une diffusion de la RSE mais il est souhaitable que les entreprises japonaises introduisent ces aspects de la RSE plus activement.
AN : Au Japon, les époux doivent porter le même nom ; les femmes abandonnent leur nom patronymique lors du mariage. Il y a quelques années, un projet de loi admettant le choix du nom a été abandonné au motif que ce choix détruirait « l’unité de la famille ». Que diriez-vous aux personnes qui considèrent que les femmes qui ne prennent pas le nom de leur mari détruisent l’unité de la famille ?
VBD : L’unité de la famille n’est pas déterminée par le nom, et il est obsolète de considérer que l’unité de la famille se fait forcément autour de l’homme. Il y a beaucoup de divorces de couples ayant le même nom, ce n’est pas une variable pertinente. En revanche, il y a de réels problèmes pour une femme ayant une carrière et portant le nom du mari si elle ne peut conserver le nom lors du divorce. On ne peut pas à la fois promouvoir la place des femmes dans la société et obliger les femmes à exister par le biais de leur mari. Avant tout, c’est un choix individuel et que l’Etat laisse le choix parait progressiste.
Si je reviens aux obstacles qui perdurent concernant l’articulation des « temps de vie » professionnel et personnel, en France, des Chartes de télé-travailv se développent afin de permettre aux salariés de travailler en partie à domicile. Il est largement temps ! Le Travail délocalisé réunit de nombreux avantages négligeables : compétitivité accrue du fait d’une fatigue réduite, réduction des coûts tels que des frais de transport) et limitation de la pollution. Le Japon étant pionnier dans le domaine des technologies, les entreprises japonaises pourraient utiliser celles-ci pour introduire des systèmes où le présentiel n’est pas incontournable et permettre aux femmes de mener une carrière en même temps que se consacrer à leur famille.
AN : Que pensez-vous du lien entre la mère active et son enfant ?
VBD : J’avais moi-même un lien très fort avec ma mère qui faisait carrière. Récemment, j’ai lu un article de Harvard Business Schoolvi selon lequel les enfants de mères qui travaillent s’en sortent mieux que les enfants de mères au foyer : ils seront plus autonomes, et notamment les filles auront plus de chances d’occuper un poste à responsabilité et les garçons seront souvent plus attentifs à leur famille et participeront plus aux tâches ménagères. En effet, les adolescents et jeunes adultes dont les mères qui font des carrières brillantes sont fiers de leurs mères. Surtout, ils ont un grand avantage de pouvoir bénéficier des conseils éclairés et les réseaux de leurs mères pour leur propre vie professionnelle.
Ma fille appartient à la « génération Y », la nouvelle génération qui considère l’égalité hommes – femmes comme une évidence. Et c’est pour cela que je me suis engagée dans la question de la mixité jusqu’à présent : pour une société meilleure dans laquelle les jeunes filles et femmes puissent faire des choix. Je travaille beaucoup, mais j’ai l’impression que mon lien avec ma fille devient plus en plus fort avec le temps. Son compagnon participe aux tâches ménagères ; si ils constituent un couple et c’est bien parti, il est possible, que ma fille fasse une carrière plus brillante et ait un meilleur salaire que son mari. C’est symptomatique d’une évolution de la mixité entre les couples. Chacun se réalise par rapport à son ambition et son potentiel et pas par rapport à un modèle impose par la société : « je suis un garçon donc je dois assurer seul la vie de ma famille, je suis une fille donc je vais rester enfermée à élever ma progéniture ». Voilà, comment j’ai élevé ma fille et nous sommes très nombreuses dans ma génération de femmes actives à avoir dans notre éducation à nos filles donné l’autorisation morale d’avoir de l’ambition. La vie accélère, les vieux modèles tombent.